(Par Olivier Leclair)
Sébastien Genvo est un théoricien ainsi qu’un game designer. Il est l’auteur des livres Les jeux vidéo, un bien culturel?, Introductions aux enjeux culturels des jeux vidéo et bien d’autres. Après avoir participé au développement du jeu vidéo XIII, il a créé le jeu expressif Keys of a Gamespace. Il travaille présentement à l’Université de Metz en France d’où il mène ses recherches. Afin d’en apprendre davantage sur les théories et les études vidéoludiques, voici l’entrevue qu’il nous a accordé.
Débutons par votre genèse. Quel est votre parcours en tant que joueur? Y a-t-il un jeu en particulier qui a allumé votre passion?
Mon parcours en tant que joueur remonte à loin. Je joue aux jeux vidéo depuis que je suis enfant. Le premier ordinateur que j’ai eu en ma possession était un Amstrad CPC 464, un ordinateur à cassettes proposant une vaste ludothèque. J’ai ensuite reçu un Amiga sur lequel de nombreux jeux m’ont marqué dont Maniac Mansion et Secret of Monkey Island, sans oublier les classiques tels que Shadow of the Beast et Les Voyageurs du Temps. Plus tardivement, j’ai connu les consoles de salon. Ma première fut une Megadrive (Genesis), mais je me suis réellement intéressé aux consoles à partir de la Playstation 2. J’essaie, aujourd’hui, de rattraper mon retard en jouant aux incontournables de la NES, la SNES, la Saturn, etc. Disons que, aujourd’hui, je m’intéresse particulièrement à la scène indépendante dans laquelle j’ai récemment été impressionné par des jeux tels que Cart Life, To the Moon ainsi que Passage, un titre qui m’a énormément fait réfléchir à l’évolution des formes vidéoludiques actuelles. J’apprécie également des jeux à succès comme Mass Effect, un jeu intéressant dans la représentation qu’il offre d’un univers complexe avec ses intrigues géopolitiques ou encore la réflexion qu’il mène sur l’altérité.
Vous avez étudié entre 1997 et 2001 dans des domaines cinématographiques, plus précisément une maitrise en Arts du spectacle, mentions cinématographiques. Entre 2001 et 2002, vous avez rejoint les rangs d’Ubisoft Montreuil pour travailler à titre de game designer sur XIII, une adaptation vidéoludique de la BD du même nom. En quoi vos études cinématographiques vous ont-ils aidé à réaliser ce projet?
En suivant des études cinématographiques, j’ai été amené à développer des réflexions sur les processus de légitimations artistiques et culturelles du cinéma, sur l’analyse interne des œuvres et sur les procédés de scénarisation. Étant également un joueur de jeux vidéo, cela m’a incité à faire des liens avec ma pratique et ma passion vidéoludique. J’ai donc proposé de réaliser un mémoire portant sur les enjeux artistiques et culturels du jeu vidéo en nourrissant ma réflexion sur les points de comparaison qu’on pouvait faire avec les médias l’ayant précédés, dont le cinéma. Je me suis investi à la fois comme réalisateur de courts-métrages à l’époque, mais aussi dans des associations de joueurs qui organisaient des parties en LAN. Cet investissement auprès des joueurs ainsi que mon intérêt réflexif vis-à-vis du jeu vidéo ont été un atout lorsque j’ai postulé chez Ubisoft. Il se trouvait qu’à l’époque, ils cherchaient une équipe de game designers pour le développement de XIII afin d’initier les premières étapes de la conception. Après avoir envoyé ma candidature, j’ai reçu une réponse positive pour un entretien qui a ensuite mené à une embauche.
Quel a été votre plus grand défi lors du développement? Qu’est-ce que vous avez retiré de cette expérience?
Je garde un très bon souvenir de cette expérience. J’ai pu découvrir comment se développait un jeu AAA dans une multinationale et ça m’a appris comment travailler de concert avec différents corps de métier, que ça soit les graphistes, les ingénieurs informaticiens, les concepteurs de son, etc. Au départ, nous étions trois game designers à développer le concept de jeu ainsi que les différents environnements tout en adaptant un scénario plus ou moins prédéfini. J’ai également pu prendre connaissance des frictions qui pouvaient prendre place entre le pôle éditorial et le studio de développement interne. Les décisions n’allaient pas toujours dans le sens de celles prises par le studio puisque l’éditeur a le pouvoir de décision sur l’orientation du jeu, ce qui m’a incité à refuser un nouveau contrat chez Ubisoft. En même temps, j’avais développé le goût de la recherche et mon mémoire était sur le point d’être publié chez L’Harmattan (sous le titre Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo, il est paru en 2003). Mon goût assez fort pour la recherche et la publication de mon premier ouvrage m’ont encouragé à reprendre la recherche et à commencer un doctorat sur le game design du jeu vidéo.
Quel est, selon vous, l’avenir des études du jeu vidéo? Croyez vous que ces études atteindront un jour la même reconnaissance que les études cinématographiques et littéraires?
Cela va dépendre des pays dans lesquels on se situe. Dans les pays nord-européen et dans plusieurs universités aux États-Unis et au Canada, les études vidéoludiques se structurent et commencent à avoir une bonne visibilité en tant que champs légitime depuis l’avènement des game studies au début des années 2000. Il est vrai qu’aujourd’hui, les études ayant davantage une perspective critique ou qui se détachent de leur mise en application directe dans le domaine de la production vidéoludique sont minoritaires par rapport aux études plus appliquées. Même en France, si on prend le paysage français des études du jeu vidéo, il y a quelques diplômes qui existent, mais qui sont avant tout des diplômes professionnalisant. En études cinématographiques, il y a de nombreuses formations ayant cette perspective critique ou un discours plus général sur l’objet, alors que cette tendance est minoritaire dans les enseignements sur le jeu vidéo. Personnellement, j’estime que le jeu vidéo sur le plan académique commence à avoir une certaine visibilité, mais ce type de discours est à nuancer en fonction des pays.
En 2011, vous avez créé Keys of a Gamespace (disponible gratuitement en téléchargement sur http://www.expressivegame), un jeu point & click visuellement travaillé demandant au joueur d’explorer les problèmes psychologiques, sociaux et culturels du personnage principal. Vous présentez votre œuvre comme un jeu expressif. Qu’est-ce qui vous a poussé à développer ce jeu? Quel était son message?
J’ai développé ce jeu dans une optique de recherche-création. Je mène depuis quelques années une réflexion sur l’évolution des formes de jeu et sur le fait que les connotations, les significations et la définition même de ce qu’on appelle un jeu sont en transformation perpétuelle. Il y a de nombreux jeux qui questionnent les frontières du ludique et qui nous amènent à questionner les connotations liées à ces objets. Je mène depuis plusieurs années une réflexion sur ce que j’appelle la ludicisation du numérique et sur ce que cela amène en terme de redéfinition des approches culturelles du jeu. De façon conjointe à ces réflexions, j’ai aussi été amené à réfléchir sur ce qui fait du jeu vidéo une forme d’expression à part entière. En réfléchissant sur les formes et sur les thématiques dominantes dans les jeux vidéo, cela m’a incité à créer un jeu questionnant le statut de ce qui est un jeu et de la frontière entre le jeu et le non-jeu en abordant des thématiques qui sont déjà abordées dans d’autres formes d’expression mais encore quasiment inexistantes dans les jeux vidéo. Par exemple, mon jeu parle de pédophilie, ce que très peu de jeux ont fait, alors que des productions cinématographiques grand public comme Mystic River abordent cette thématique sans problème. Des thématiques matures et complexes sont présentes au sein des productions cinématographiques et littéraires, mais plus difficilement dans les productions vidéoludiques. Et ça, ça m’interpelle. Quels seraient les facteurs qui imposeraient certains thèmes et qu’est-ce qui permettrait l’émergence de types de productions « alternatives » ? Keys of a Gamespace était une sorte de manifeste pour dire que le jeu vidéo peut, de façon singulière et avec ses spécificités, aborder des thématiques différentes et amener le joueur à s’interroger sur le sens de ses choix et les conséquences de ses actes.
On peut remarquer quelques ressemblances entre le personnage principal et vous-même. Vous partagez, entre autre, le même nom ainsi que la même profession. Quelle relation entretenez-vous avec votre œuvre? S’agit-il d’une œuvre personnelle?
Il y avait également l’intention de dire que ce jeu est une aire intermédiaire d’expérience (je me réfère notamment au pédopsychiatre Donald Winnicott par rapport à cela). C’est-à-dire que c’est quelque chose entre la fiction, l’imaginaire et le réel. Ce qui fait aussi l’intérêt du jeu en tant que forme d’expression, c’est de permettre le joueur de situer dans cette aire et de l’amener à faire des liens entre ce qui se déroule dans le jeu et dans le monde réel. Le fait de donner au personnage principal le même prénom que moi peut inciter le joueur à remettre en question sa lecture du jeu, en considérant ceci comme une autobiographie, qui est aussi un genre peu exploré dans les jeux vidéo, qui est pourtant très adapté pour interroger un média en tant que forme d’expression. Il s’agit d’un signe encourageant le joueur à prendre une attitude réflexive vis-à-vis sa pratique et l’inscrire dans une aire intermédiaire d’expérience, en l’incitant éventuellement à faire un aller-retour entre la fiction dépeinte par le jeu et notre monde réel. Par exemple, à la fin de Keys of a Gamespace, on incite le joueur au débat via un forum dans lequel il peut témoigner sur son expérience de jeu. Plusieurs joueurs ont en ce sens témoigné de leur vécu par rapport à cette thématique, provoquant un espace de débat social.
En 2013, vous avez lancé votre web TV nommée « Théories des jeux vidéo ». Lors de ces émissions, vous présentez divers sujets dont la narration, le game design et les idéologies. Pourquoi avoir choisi un format vidéo afin d’élaborer sur ces théories?
Cette chaîne cherche à faire de la vulgarisation scientifique et, pour permettre à un large public de s’approprier les rapports de la recherche sur cet objet, il me semblait que le domaine du jeu vidéo se prêtait bien à une exemplification par l’image et par le son. On y gagne à réussir d’illustrer son discours par une démonstration de la façon dont on applique ces théories. Le format de la Web TV me semblait être intéressant par rapport à la portée du discours. De plus, il y avait une intention d’inciter le spectateur à poursuivre la réflexion par lui-même par la pratique. À la fin de chaque épisode, on retrouve une recommandation de jeu et de lecture, car je crois que l’on ne peut mener une réflexion approfondie sur cet objet que si on essaie de le pratiquer un minimum. Le format vidéo me semblait donc intéressant pour encourager le public à approfondir la recherche et la réflexion
Pour conclure, est-ce que vous relancer dans l’industrie vidéoludique à titre de game designer serait une option envisageable?
Je souhaite poursuivre, si je trouve le temps, sur cette action de recherche-création. Aujourd’hui, revenir au sein d’une multinationale du jeu vidéo n’est pas du tout dans mon optique. Même si le paysage a évolué depuis mon passage chez Ubisoft, ce qui m’intéresse aujourd’hui est la scène alternative qui permet d’expérimenter des formes et de nourrir les réflexions ainsi que la recherche. J’ai toujours cette envie de développer de la recherche-création. À voir ensuite comment différents acteurs peuvent s’en saisir, qu’il s’agisse d’institutions, d’entreprises privées, etc. Aujourd’hui, j’ai des idées et des projets pour continuer sur le développement des jeux expressifs qui sont liés à mes préoccupations de recherche. Tout est une question de financement, d’opportunités et de temps disponible, mais c’est vers quoi je vais essayer de tendre dans l’avenir.
Un grand merci à Sébastien Genvo pour avoir accordé cette entrevue à Jestermind. Si vous souhaitez en apprendre davantage sur les études du jeu vidéo, je vous invite à visiter son site web ainsi que sa chaîne youtube. Pour suivre son activité, abonnez-vous à son Twitter.